12 de fevereiro de 2017

LACAN QUOTIDIEN, par Éric Laurent, Bénédicte Jullien.




Le grand remplacement clinique
par
Éric Laurent
 
La tentative avortée de la proposition de résolution portée par le député Fasquelle a mis en exergue l’argument central employé contre la psychanalyse : elle ne serait pas « validée par les preuves ». Le pragmatisme empirique se voit alors baptisé « culture de la preuve », qui doit remplacer la « culture de l’opinion ». L’opposition classique entre doxa et science est ainsi transposée, laissant penser que science et « culture de la preuve » sont la même chose, alors que cette dernière est une extension hors du champ de la science de la pratique du chiffrage. La rhétorique de la preuve est l’instrument du remplacement d’une clinique par une autre. L’une, encore reliée aux praticiens et à la conversation entre pairs, par l’autre, une clinique universalisée, qui refuse la subversion par le cas particulier, par l’incomparable. Dans les « bonnes pratiques », le bon est en place d’universel. D’autres instruments du remplacement dénissent la conjoncture actuelle du « grand remplacement clinique », ses difcultés, ses impasses. 


Le remplacement du secteur par le territoire 

La nouvelle loi de modernisation de notre système de santé, adoptée en janvier 2016, instaure un Conseil national de la santé mentale. Son président, Alain Ehrenberg est un sociologue connu. Le goût de la ministre pour la sociologie nous rappelle que son père, Alain Touraine, fut en France le fondateur de la « sociologie de l’action ». A. Ehrenberg formule ainsi le besoin de ce Conseil : il accompagne « le déplacement d’une organisation territoriale centrée sur les établissements à une autre organisation territoriale centrée sur l’individu et son parcours […]. On passe de la psychiatrie de secteur à un territoire de santé mentale dans lequel la psychiatrie de secteur garde sa place » (1). Si l’on en croit le ministère, la chose est moins simple (2). De fait, la rhétorique s'homogénéise à tous les niveaux de la bureaucratie sanitaire.

Le secteur se fait encadrer par des comités de pilotage divers chargés d’objectifs globaux. Pourtant, le secteur résiste. Denys Robiliard, membre de la Commission des affaires sociales, rapporteur de la mission parlementaire d’information sur la santé mentale et l’avenir de la psychiatrie, que nous avons rencontré lors de la mobilisation contre le projet de résolution Fasquelle, soulignait que face au projet de loi de l’époque Sarkozy, il a veillé à ce que le secteur soit inscrit dans la loi : « le secteur a désormais sa place dans la loi […]. J’ai moi-même conclu que ce modèle devait être maintenu, tout en étant adapté au contexte actuel » (3). Ce contexte et l’adaptation nécessaire sont précisés : « Il est tout autant indispensable d’articuler le médical, le médico-social et le social. » (4) Un conit d’interprétation apparaît. Qui va donc présider à cette articulation ? Pour le député, c’est une instance politique qui doit le faire, les « conseils locaux de santé mentale » où les élus doivent veiller à l’intégration des différentes dimensions : « Ils offrent leur capacité à porter la déstigmatisation des maladies mentales, de par leur reconnaissance par la population, voire la conance que celle-ci leur accorde » (5). Cette médiation est cruciale. En effet, le Ministère met l’accent sur la rupture au sein du secteur entre les psychiatres et les populations : « Pour l’IGAS, il y aurait une “crise de conance” en la psychiatrie en raison d’un manque de collaboration entre les représentants de cette discipline et ceux des institutions médicales, sociales, éducatives, médico-sociales et judiciaires tout autant qu’avec les patients et leur entourage. » (6) S’agit-il d’une difculté liée à la maladie mentale elle-même ou d’une faute des cliniciens ? Visiblement, le Ministère se mée.

La clinique fondée sur les « recommandations de bonne pratique » permet de gouverner par décrets, en court-circuitant le niveau d’articulation politique qui permet une plus grande souplesse d’adaptation. D. Robiliard, député du Loir-et-Cher, a la clinique de La Borde, entre autres, dans son département. Il a donc pu se faire une idée du bien fondé d’une telle souplesse.

Le remplacement de la clinique par l’expertise 

Le député faisait cette déclaration lors d’une journée organisée en octobre 2015 par la Fondation Fondamental (7), structure originale, réseau qui rassemble des chercheurs en biomédecine voulant agir au nom de la science. Elle travaille volontiers avec l’Institut Montaigne, think tank libéral, faisant interface avec des donateurs privés, pour former un lobby puissant et ambitieux (8) capable de modier la clinique et les praticiens . Cette fondation met sa force au service d’une approche multidisciplinaire entre sciences dures, d’un « lien entre les disciplines, avec les passerelles assumées vers la neurobiologie, la neuro-imagerie, la génétique, l’immunologie, la pharmacologie, mais aussi l’épidémiologie et l’économie » (9). Elle fait converger ces disciplines en un instrument clinique essentiel, le Centre-expert.

Les « Centres Experts » sont conçus comme des structures de niveau 3, le niveau 1 étant les généralistes, le niveau 2, la psychiatrie publique ou privée. Les généralistes ou les psychiatres peuvent y adresser des patients qui leur font difculté. On parle de bilan exhaustif, de médecine personnalisée et de service rendu au malade. Le Centre est fait pour agir vite grâce à son hyperspécialisation et pour introduire des thérapies fondées sur les neurosciences cognitives. La spécialisation des Centres experts ratisse large : « les troubles bipolaires, la schizophrénie, l’autisme de haut niveau, les dépressions résistantes, les conduites suicidaires, les TOC résistants et le stress post-traumatique » (10). Il s’agit de remplacer dans tous ces domaines les concepts issus de la clinique psychodynamique par ceux qui sont issus des neurosciences cognitives. Au médico-social du niveau du secteur répond le remplacement par les thérapies psychosociales : « Des soins dits innovants qui se sont diffusés comme la psychoéducation ou la remédiation cognitive sont encore insufsamment mis en pratique, ou trop tardivement » (11).

Mais nous pouvons constater la complexité du dispositif : « La prise en charge des patients débute par une consultation spécialisée qui peut être suivie d’un bilan complet et systématisé (psychiatrique, somatique, cognitif et social) réalisé en hôpital de jour. A l’issue de ce bilan exhaustif, les Centres experts envoient un compte-rendu détaillé au médecin ayant adressé le patient et proposent un projet de soins personnalisé comprenant des recommandations sur le choix des thérapeutiques médicamenteuses, psycho-sociales, sur les mesures d’hygiène de vie et sur la prise en charge des comorbidités médicales. Ce compte- rendu est un outil de diffusion des bonnes pratiques reconnues au niveau international. » (12) Les Centres concentrent aussi beaucoup de moyens pour constituer des bases de données. « Ils s’appuient sur la mise en place de dossiers médicaux informatisés alimentant une base de données anonymisée et partagée pour enrichir des travaux de recherche clinique, épidémiologique, médico-économique » (13). Le résultat est raréé, high tech : « En sept ans, l’ensemble des Centres Experts a accueilli plus de 6000 patients. L’évolution du nombre de publications, au nombre de 300, adossées au réseau FondaMental témoigne également du dynamisme de ces plateformes de diagnostic et de recherche. » (14) Si l’on compare ce chiffre de 6000 en 7 ans aux deux millions de cas vus chaque année aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé, l’écart est vertigineux et il faudra beaucoup de publications translationnelles (15) pour combler l’écart.

Le témoignage du président d’une association de parents, père d’un enfant diagnostiqué schizophrène nous donne aussi la dimension d’espoir soulevé par ces bilans personnalisés et leur limites effectives : « Les rencontres prévues se déroulent sur la n février 2011. […] Mais ensuite encore une attente jusqu’en juin 2011 pour avoir la restitution du bilan. […] l’état de notre ls ayant évolué, il refusa de venir à la rencontre de débrieng. […] un autre point plus léger pouvait être fait un an après, je le lui ai proposé en 2013 avec l’accord du Centre expert. Il refusa. Or le résultat du bilan aurait été encourageant pour lui. Son équipe soignante aura su, j’espère, en faire bon usage. » (16)

Les Centres produisent eux mêmes une clinique ouvrant certes des horizons de recherche mais dont la traduction clinique est encore à venir. Ces corrélations environnementales ou somatiques sont dites épidémiologiques, remplaçant l’usage habituel des classications des maladies, type DSM ou CIM, comme instrument épidémiologique. C’est d’une épidémiologie transversale qu’il s’agit, celle des bases de données, celle de Big Data. Elle incarne une rupture épistémologique (17).

Dans statistique, il y a status, l’état. Un centre établit les catégories que l’on va mesurer : en France, l’INSEE. Rien de cela dans le monde de Big Data : il y a des algorithmes d’extractions de régularités par les détenteurs privés de bases de données gigantesques. Google ne dit rien de ses méthodes à Facebook, ni à Amazon ni à personne. Les corrélations et les régularités extraites des bases de données ont un caractère foncièrement centrifuge. Ce sont autant de pistes à suivre, sans principe unicateur. D’où le caractère étrangement disparate des facteurs repérés par des calculs de corrélations : « Parmi les facteurs environnementaux qui modient le risque d’apparition de la maladie, on compte les toxiques (en particulier le cannabis), les traumatismes crâniens, les infections maternelles pendant la grossesse, les complications obstétricales, les traumatismes psychologiques pendant l’enfance, la saison de naissance, l’urbanicité (le fait d’être né ou d’avoir grandi dans une ville), la migration (risque élevé chez les sujets migrants et leur descendance) et la pollution » (18). S’en déduisent des politiques préventives, mais comme on ne peut interdire ni l’urbanicité, ni la migration, ni la pollution, comment dénir des priorités ? Comment calculer les risques ? Va-t-on rencontrer un plafond de calcul comme celui que Denys Noble mettait en valeur dans la modélisation de l’activité cellulaire (19) ?

Les limites techniques du grand remplacement apparaissent à mesure qu’il se met en place. Elles permettront sans doute la constitution d’un grand rassemblement des praticiens du niveau 2, les tenants d’une clinique qui peut échapper à la dérive universalisante de ladite « médecine personnalisée ».

Texte de l’intervention d’Éric Laurent à la journée Question d’École organisée par l’École de la Cause freudienne, sur le thème « Psychanalyse dans la cité », Paris, 21 janvier 2017.

Notes:
1 : A. Ehrenberg, interviewé par « Les Matins de France culture », France culture, 16 janvier 2017.
2 : Communiqué de presse du Ministère de la Santé, « Marisol Touraine installe le Conseil national de santé mentale », 10 octobre 2016 : « Les travaux du Conseil national de la santé mentale s’articuleront avec ceux des instances déjà existantes, notamment l’Observatoire national du suicide, le Comité de pilotage du handicap psychique, le Comité de suivi du plan autisme, ou bien encore le Comité de pilotage dédié à la psychiatrie […] pour répondre aux besoins spécifiques du secteur […] qu’il s’agisse des projets territoriaux de santé mentale, des communautés psychiatriques de territoires ou encore du dispositif d’orientation permanent. »
3 : Robiliard D., « Place de la psychiatrie dans la future Loi de santé publique », Actes des assises FondaMental Ile de France, Paris, 11 juin 2015, p. 8.
4 : Ibid., p. 9 (souligné ici).
5 : Ibid.
6 : « Prévention des maladies psychiatriques : pour en finir avec le retard français », Fondation FondaMental et Institut Montaigne, octobre 2014, p. 18.
7 : Isaac M.-H., « Fondamental: vers une prise en main de la santé mentale en France ? », Lacan Quotidien , n° 618 , 10 janvier 2017.
8 : Cf. Evin Cl., allocation d’ouverture, Actes des assises FondaMental..., op. cit., p. 4.
9 : Ibid., p. 5.
10 : Actes des assises FondaMental..., op. cit., p. 39.
11 : Haffen E., Actes des assises FondaMental..., op. cit., p. 6. Emmanuel Haffen est praticien hospitalier dans le service de psychiatrie du CHU de Besançon, professeur à l’université de Franche-Comté et directeur des soins de la fondation FondaMental.
12 : Ibid., p. 15.
13 : Ibid.
14 : Ibid., p. 16
15 : Nouveau signifiant maître : est « translationnel » tout ce qui accélère le passage de la recherche à des conséquences cliniques pratiques.
16 : Girard M., Actes des assises FondaMental..., op. cit., p. 29.
17 : Cf. Davies W., « How statistics lost their power and why we should fear what comes next », The Guardian, 19 janvier 2017.
18 : « Prévention des maladies psychiatriques : pour en finir avec le retard français », Fondation FondaMental et Institut Montaigne, octobre 2014, p. 23-24.
19 : Cf. Noble D., « L’orchestre : organes et systèmes physiologiques » (chap 6), La musique de la vie, Seuil, 2007, p. 129-131.




La vie est un acte manqué
à propos de Le temps et la chambre, de Botho Strauss(1)
par Bénédicte Jullien


Au sein de cet espace aussi intime que singulier, dans des temps aussi aléatoires qu’anticipés, entre contingence et nécessité, des personnages se croisent, se rencontrent, se manquent, se trompent, s’attendent, se séduisent, se disputent, se séparent…

Ils sont frères, amants, parents, collègues ou simplement passants et cette chambre devient le lieu du lien, miroir fragmenté et décousu, mais si juste, de nos relations. Il veut aimer, mais se trompe de partenaire ; elle se croit désirée, mais c’était seulement hier ; il attend au mauvais moment une personne qui est partie ailleurs, il exige une vérité, mais espère un pieu mensonge ; ils regardent le monde pour ne pas y participer, ils s’indiffèrent, mais jamais ne se quitteront ; il imagine une liberté pour mieux se loger dans une aliénation ; elle veut tout donner pour ne rien avoir à rendre…

Les situations ont l’air absurde et pourtant se révèlent familières. Il y a quelque chose de beckettien dans le royaume de Botho Strauss, c’est la situation qui crée l’événement subjectif. Aucune causalité psychique ou disons plutôt, aucune psychologie des personnages, mais plutôt un inconscient. La vie est davantage un acte manqué qu’une intention accomplie. 

Botho Strauss articule ce qui est paradoxal en chacun, le hiatus entre la parole et l’acte, la volonté qui s’accroche à un objet et le désir à un autre. C’est pour cela que c’est aussi tragique que drôle.

La mise en scène d’Alain Françon, simple, précise et élégante, au plus près du texte, nous fait entendre la symphonie désaccordée de tous ces inconscients. Il est accompagné de sa bande de comédiens, impliqués corps et langue dans ce texte. Nous goûtons avec gourmandise comment ce parlêtre qu’est l’humain se démène pour tenter de nouer ce qui lui est à la fois indispensable et si difficile : le lien social. 

Notes:
1 : Le temps et la chambre, de Botho Strauss, mise en scène d’Alain Françon, au Théâtre de la Colline, du 6 janvier au 3 février 2017. http://www.colline.fr/fr/spectacle/le-temps-et-la-chambre

From:  http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2017/01/LQ-622.pdf

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